Il est des noms qui évoquent à eux seuls l'histoire du papier japonais. Le washi de Sugihara en fait partie. Et pourtant, même avec 1300 ans de tradition artisanale, ce papier s'est éteint au début du 20e, victime de la mécanisation de la fabrication du papier durant l'ère Meiji. Mais comme l'âme éternelle d'un samouraï (je romance la chose), le washi de mûrier à papier kôzo Sugihara a survécu et est encore aujourd'hui fabriquée au coeur des montagnes du Hyogo.
L'histoire
Aux origines du washi Sugihara vers le 7e (période Nara), il y avait le washi Harimagami, un papier fabriqué pour les nobles et la cour impériale. Puis à la période Heian, la famille impériale des Fujihara, propriétaire des terres dans la vallée de Sugihara, choisit d'utiliser le washi Sugihara pour les documents officiels qui devaient être préservés du temps. La qualité du washi Sugihara était telle que le papier était offert comme cadeau entre nobles, établissant la coutume du 一束一本 (issoku ippon) pour laquelle une liasse de 480 feuilles de washi Sugihara (一束) ainsi qu'un éventail (一本) était offert.
(Photo : https://www.ishimura.co.jp/saijiki/31_40/vol_31.html)
L'administration du shogunat de la période Kamakura (12e-14e) utilisa à son tour le washi Sugihara pour l'établissement de documents officiels. Une légende raconte que les samouraï, classe alors naissante, impressionnés par la blancheur et la qualité du papier décidèrent "un samouraï ne devrait pas écrire sur un papier autre que le washi Sugihara." A partir de la période Muromachi (14e-16e) et l'explosion de la demande de papier, la réputation du washi Sugihara se répandit dans tout le pays a tel point que plusieurs foyers de fabrication du washi Sugihara apparurent à travers le pays.
(Photo : https://sugiharagami.takacho.net/history/ )
Durant Edo (17e), la popularité du washi Sugihara s'étendait sur tout le Japon et le papier était utilisé quotidiennement par les classes populaires. Avec l’ouverture du pays aux importations occidentales durant l'ère Meiji, le déclin du washi Sugihara s'amorce jusqu'à la disparition du dernier atelier en 1925. Mais grâce à la volonté d’une poignée de passionnés, couplée à la mémoire des anciens de la vallée de Sugihara et les mannes financières de la villes de Tada, le washi est aujourd’hui de nouveau façonné à l’institut du washi Sugihara. Sa principale caractéristique est sa blancheur naturelle sans utiliser d'agents blanchissants.
La visite
Visiter cet institut fut un vrai plaisir car j’ai appris (bien sur !), photographie (le but de ma venue) et pratique (le bonus de la visite !). Le bâtiment regroupe tous les postes de la fabrication du washi mais tous n'étaient pas actifs ce jour-la, car durant l’hiver le gros du travail est d’arriver jusqu'à l'étape du blanchissage en riviere tant que les eaux sont froides : récolte > dépouille > trempage > grattage > blanchissage (puis retirer les noeuds > cuisson > rinçage > cisaillage > façonnage > séchage).
La raison pour laquelle je suis venue visiter l'atelier est que je veux assister au kawasarashi, le blanchissage des fibres de kôzo dans les eaux froides de la rivière qui coule au bas de l’atelier. Fujita-san a procédé au kawasarashi en fouettant les eaux avec des liasses de fibres qui ont été débarrassées de l'écorce brune (kurokawa) et fibres tendre et vertes (amagawa) pendants l'étape du kurokawa-tori. Cela produit de grandes gerbes d’eau. C’est impressionnant mais ce geste n’est ni essentiel, ni efficace. C’est pour le spectacle des visiteurs m’a-t-il confié. Biensûr, les fibres sont aussi rincées plus consciencieusement via des brassages et laisser à blanchir toute une nuit dans la rivière. Là est le vrai kawasarashi.
Une fois le spectacle fini, Fujita-san m’a conduit dans une grande salle où quelques artisans procédaient au "kurokawa-tori" : gratter les couches indésirables pour ne garder que les fibres blanches (étape avant le kawasarashi). Il m’a présenté Inoue-san qui fait partie des personnes qui ont participé au projet de retour du washi Sugihara et qui m’a raconté alors le projet. C’est encourageant de voir que parfois, un washi oublie renaît grâce à la volonté des “nouvelles” générations et le souvenir des anciens. Mais il ferme toujours plus d’ateliers de washi qu’il n’en renaît…
Puis Inoue-san me demander si je veux m’essayer au "kurokawa-tori". Biensur ! Alors, il me donne un couteau et un petite matelas a poser sur la jambe. Inoue-san me montre le geste à faire qui consiste à gratter, racler en fait, la couche restantes d'écorce et fibres vertes avec la lame du couteau. Lorsque l’on débute, ce n’est pas facile car le couteau ne glisse pas bien et blesse la fibre. Mais d'après mon voisin de chaise, je m’en sors pas trop mal.
Après ce petit essai, je reprends mon tour de l’institut où j’aperçois deux femmes faire “kizu-tori” (retirer les dommages) : armées de ciseaux, elles coupent les endroits où apparaît un noeud, une tâche noire, afin que les fibres soient au final bien blanches (les fibres seront de nouveau inspectées pour les impuretés durant le rinçage en rivière après cuisson). Après avoir pris quelques photos, je retourne voir Fujita-san.
Un groupe de visiteurs est aussi dans la salle des bacs de façonnages (sukibune) et commente son travail. L’établissement est en accès libre, il y a des panneaux explicatifs pour chaque poste de travail et même un atelier public pour s’essayer a faire du washi Sugihara. De plus, le magasin des produits de la région sur le bord de route est aussi un restaurant, de nombreux touristes viennent visiter l'institut ! Le groupe parti, je discute un peu avec Fujita-san, surtout à propos des cadre et tamis de façonnage (sugeta) : il y en a une vingtaine, tous distincts de par leur taille, leur maillage et leur âge, pour un usage différent.
Puis, il est l’heure de rentrer. Je remercie chaleureusement Fujita-san pour son accueil, et passe à la boutique de l’institut pour admirer le travail fini des artisans si passionnés par le washi Sugihara (il y a aussi un petit musée du washi). En remontant dans la voiture, que vois-je ? Un bosquet de mitsumata sous les pins sugi. Il me semble que le washi Sugihara n’est fait que de kôzo. Il faudra que je demande une prochaine fois si ces arbustes sont cultivés par l’institut. En attendant, la scène complète joliment cette journée enrichissante.