L'arrivée des frimas de l'hiver marque le début de la saison de production du papier japonais washi. Les premiers travaux sont ceux de la récolte des plantes à papier, principalement le mûrier à papier "kôzo". Dès que les feuilles sont tombées, emmitouflé dans des écharpes et bonnet sur la tête, on s'active dans le froid sur les flancs de colline pour couper les branches.
Je n'ai jamais véritablement assisté à tous les travaux de fabrication du washi, de la récolte au façonnage. Alors quand mon feed Instagram a commencé à se remplir de posts d'artisans ayant commencé la récolte, hop ! J'ai contacté Okuda-san qui fabrique le washi Tsunagami, car je sais qu'il récolte et traite lui-même son kôzo.
J'arrive chez Okuda-san et sa femme Emi-san assez tôt dans la matinée, pensant aller couper le kôzo avec lui. Mais il a déjà procédé à une bonne récolte il y a deux jours, donc aujourd'hui ce sera mise à l'étuve des fagots et pelage des branches étuvées. On retournera dans les champs demain matin pour récolter à nouveau, et il promet de me faire du papier aussi. Je suis toute contente !
A peine le programme annoncé, Okuda-san et Emi se replongent dans leurs tâches. Alors, je suis invitée à prendre mon appareil photo (je suis là pour ça !) et à sortir dans le jardin. Dehors, le foyer du kamado crépite et de la vapeur fume. Okuda-san alimente le feu et on entame la discussion. C'est agréable cette chaleur dans le matin frais, je pensais que j'aurais plus froid.
Puis les fagots semblent être prêts pour la dépouille. Retour dans l'atelier où l'on prépare les couvertures pour envelopper et garder humides les branches. Okuda-san amène le fagot d'une centaine de branches, le couvre, défaits les liens et c'est parti pour la dépouille.
Je prends des photo mais je me dis que je pourrais tout autant aider, il y a beaucoup de travail à abattre aujourd'hui. "Est-ce que je peux aider ?" "Ah oui, biensûr !" "Mais je ne sais pas comment faire. Vous pouvez me montrer?" "Oui. Tiens, utilise des gants. Tu prends la branche par ce bout épais, puis tu tords l'écorce comme ça. Là où ça s'ouvre, tu pèles tout du long en tirant."
Je prends ma première branche dans les mains. Elle est encore tout chaude, ça fait du bien, ça réchauffe. Je procède comme il m'a dit. Ca va, ça n'est pas trop compliqué, c'est juste un coup de main à prendre. Parfois, il y a des noeuds dans l'écorce alors le pelage est un peu chaotique. Okuda-san travaille beaucoup plus vite que moi. Je n'ai fait que trois branches, lui, déjà dix.
Puis Emi-san nous rejoint et dépouille aussi. On travaille en silence, est-ce à cause de ma présence ? On sera plus bavard dans l'après-midi. On pèle, on pèle. "L'odeur de la patate douce" dit Okuda-san. Oh, mais c'est vrai, cette odeur sucrée depuis que l'on a commencé, c'est exactement celle de la patate douce. Le bois nu du kôzo me semble tellement appétissant maintenant. Comme la chair d'une Satsuma-imo.
Toute la matinée, on fait le kawa hagi, retirer la peau. Après avoir été étuvée, l'écorce brune du kôzo se désolidarise du bois et se pèle facilement. C'est la partie interne blanche de cette écorce qui servira à faire la pulpe à papier. J'aime bien cette étape dans le travail des fibres. Les mains au contact du bois chaud, une délicieuse odeur sucrée dans l'atelier, l'idée du froid est loin...
Une fois le fagot dépouillé, on rassemble les "peaux" qui sont mises à sécher dehors, en attendant d'être grattées. Je crois que l'on a du peler au moins 300 branches dans la journée. Et ce sera autant de travail, voir plus, pour l'étape suivante, gratter l'écorce noire. D'ailleurs, Emi-san est à cette tâche depuis la matinée. Elle gratte à l'aide d'un couteau cette partie brune indésirable. Un travail humide, où les mains plongent souvent dans l'eau froide.
Je me pose à côté d'Emi-san et du poêle à pétrole qui chauffe son poste de travail. Je la regarde faire et discute avec elle entre deux fagots à dépouiller. Même si sa tâche semble très humide et frigorifiante, le poêle nous irradie de sa chaleur. Vraiment, je me demande où est passé le froid auquel je m'attendais en travaillent dans un atelier de washi en hiver...
A midi, le couple d'artisans me propose de déjeuner avec eux. C'est vrai que je n'ai rien apporté à manger. Je me sens un peu bête, mais Emi-san me rassure en me disant qu'elle a fait des oden et qu'il y en a beaucoup. J'adore les oden ! Des légumes, oeufs, konjac et pâtes de poisson mijotés très longtemps dans un bouillon léger. On passe à table. Effectivement, Emi-san pose une énorme marmite remplie devant nous, ainsi que des musubi qu'elle a faits. Itadakimasu !
Oden bouillants, thé fumant, les pieds chauffés par un autre poêle, le déjeuner est un moment de détente. Je continue de poser des questions à Okuda-san sur son travail du washi, comment apprendre le métier, ce que font d'autres artisans. On parle aussi de la famille. Le temps de la pause passe vite à table, au chaud.
Reprendre le travail n'est pas difficile, car le vent qui souffle dehors ne nous refroidit pas plus que cela. Chaque poste de travail a sa source de chaleur, que ce soit le feu du foyer, les branches brûlantes lors de kawa-hagi ou le poêle devant le bac d'eau froide. Pas étonnant que le washi de Okuda-san soit aussi chaleureux. Finalement, dans cette journée, le moment où j'aurai eu le plus froid, ça aurait été à l'hôtel, dans l'eau refroidissante d'un bain coulé depuis longtemps.