Un rêve au pays du sumi-e (1) Noir

Publié par Emilie EVEN le

Je reviens de 3 jours de voyage dans un monde de noir et de blanc. Devinez-vous de quel monde il s'agit ? Celui des encres et du papier. Lors de son passage à Kyoto il y a quelques mois, j'ai rencontré Morgane Boullier, une artiste de sumi-e (dessin à l'encre, dite "de Chine" par abus de langage). Morgane est très talentueuse et aussi avide que moi d'explorer l'univers de sa profession. Les peintres de sumi-e ont de quoi faire avec leurs quatre trésors : encre, papier, pinceau et pierre à encre. Morgane est partie en quête d'en savoir plus sur ce matériel et elle a commencé par Nara, berceau de l'encre noire "sumi" (墨 encre, en japonais donc), me proposant de l'accompagner dans ce voyage.


Premières traces au musée de l’encre sumi

artisanat japon encre sumi nara ink calligraphie

Nous avons donc exploré quelques ateliers de fabrication, en commençant par le (petit) musée de l'encre sumi 墨の資料館 (https://boku-undo.co.jp/sumi_museum.html). Le musée est attenant à une usine de fabrication d'où se dégage le mélange caractéristique de parfum musqué et d’odeur de terre. Cette premiere visite était une bonne introduction au monde noir du sumi, malgré le fait qu'il n'y ait pas vraiment d'atelier à proprement parler. Seul est observable un artisan moulant les bâtons d'encre, les mains et les pieds charbonnés à force de malaxer la pâte luisante composée de suie, de colle gélifiante et de parfum. La personne qui nous a guidé nous a mis dans les mains une boule encore chaude de ce “yōkan” (pâte de fruit) couleur d'ébène. Il s'écoule entre 6 mois et un an entre cette forme brute du sumi et le bâton d’encre dur et délicatement orné que l’artiste devra frotter sur sa pierre à encre. Il faut donc presque une année pour fabriquer des bâtons d’encre sumi...

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Bokuen Nagano, 6e génération de l’atelier Kinkoen 

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En sortant du bâtiment, le soleil est là, chaud, contrastant avec l'intérieur sombre du musée, un peu vieillot il faut l’avouer. Nous faisons le plein de luminosité au déjeuner avant de pénétrer dans la machiya aux murs blancs de l’artisan Bokuen Nagano (墨庭 長野), 6e génération de l’atelier Kinkoen 錦光園 (https://kinkoen.jp/) qui fabrique du sumi depuis plus 150 ans. Nagano-san est très avenant et nous raconte l’histoire du sumi, sa composition et sa fabrication. Puis il propose à Morgane de mouler un bâton d’encre avec l’empreinte de sa main. Nagano-san prépare alors la fameuse pâte noire qu’il pétrit et roule, formant une boule sombre et luisante entre ses mains encore blanches. Une fois le moulage par Morgane fini, il s’absente brièvement et revient pour nous dire que nous ne pourrons pas voir son atelier : il est trop encombré et...noir de suie. Oh :( Dommage, Morgane et moi sommes vêtues de noires, cela ne nous aurait pas dérangé ! Mais nous n’insistons pas. Puis, en expliquant la raison du voyage de Morgane a Nara, Nagano-san nous apprend que les pinceaux de Nara sont aussi très réputés et il contacte une artisane que nous pouvons aller voir de suite. Après que Morgane ait choisi des bâtons d’encre pour ses futures peintures, nous nous rendons chez Tanaka-san, maître-artisane de pinceaux Nara.

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Les pinceaux Nara de l’artisane Tanaka

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Chiyomi Tanaka (千代美 田中 ; 奈良筆 http://www.narafude.jp/index.html) fabrique des pinceaux (筆 fude) traditionnels de Nara depuis 40 ans, et est reconnue officiellement par le label gouvernemental Densan comme artisane traditionnelle dans son domaine. Elle nous accueille dans sa minuscule boutique atelier, et nous fait une introduction sur la fabrication des pinceaux pour encre. Une fois encore, le savoir-faire et la dextérité nécessaire pour fabriquer un objet traditionnel si simple nous fait écarquiller les yeux et pousser de “Ouah” d’admiration. J’ai l’impression que plusieurs professions sont mélangées en une seule. L’environnement de travail de Tanaka-san n’est pas aussi contrastée que celui des artisans de sumi mais l’esprit noir&blanc est quand-même présent dans les poils qui composent ses pinceaux. Nous passons une heure et demi à écouter et discuter “fude” avec Tanaka-san. Puis Morgane essaie quelques pinceaux avec lesquels elle trace des bambous, esquisse une fleur, et hésite à choisir entre les subtilités des traits qu’elle a ressenti (et qui sont invisibles à mes yeux ignares). En sortant de l’atelier, il fait déjà sombre, tant pis pour un coucher de soleil sur la colline. Nous rentrons à la guest house, heureuses de cette journée de découverte mais un peu déçues de ne pas avoir vu plus intimement les antres où se fait l’alchimie du sumi. Demain, il nous reste à voir Kobaien, les plus anciennes encres du Japon, qui propose une visite de sa fabrique bâtie il y a 200 ans à l'ère Meiji.

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Rêve monochrome à Kobaien 

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Ce matin, le noir et le blanc se mélangent en un ciel maussade et il pleut toute la matinée. Mais la grisaille est dissipée par une confirmation de Kobaien古梅園 (http://kobaien.jp/index.html), après échanges d’email et de silence, que nous pouvons visiter sa fabrique ! Nous arrivons devant la machiya aux murs noirs enduits de plâtre de sumi, classée bâtiment culturel de Nara. Nous débutons de suite la visite de la fabrique en passant un rideau noren noir siglé du nom “Kobaien” en blanc. Ce qui se cache derrière est pareil au noren: des bâtisses aux murs tantôt noirs tantôt blancs. Notre guide nous explique succinctement ce qu’est le sumi et sa fabrication et nous emmène vers ce que nous attendions de voir depuis hier : une salle noire où brûlent dans des petit bols les huiles qui produisent la suie susu (煤), essence de l’encre sumi. A l'entrée des salles, dans une petite alcôve, un homme tresse les mèches qui seront plongées dans l’huile. De cette mèche, s'élèvera la fumée contenant la suie qui sera récoltée sur un couvercle en terre cuite. 200 bols à mécher et récurer tout au long de la journée. Dans un autre bâtiment, notre guide nous montre les chaudrons où est fondu le nikawa, de la gélatine de bœuf non raffinée qui sert de colle-durcisseur pour former les bâtons et palets de sumi

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Plus loin dans la cour de la fabrique, installés dans des guérites vitrées, des artisans malaxent (au pied et à la main) et moulent l’encre. Notre guide nous explique que l’artisan doit “couver” entre ses jambes le sumi frais pour éviter qu’il ne durcisse et soit trop difficile à travailler. Une fois formés, les bâtons partent au séchage dans la cendre. La pièce dédiée est grise de poussière : toute la journée, un homme va remuer les cendres en transférant bâtons et palets d’une caisse de cendres devenues humides à une caisse de cendres sèches. Après une semaine à un mois, ces bâtons seront suspendus sur des nattes pour plusieurs mois, voire des années dans une pièce confidentielle. L’ultime étape consistera à polir et orner les sumi de couleurs, d’or et des fines gravures. En repassant sous le noren, nous avons l’impression de sortir d’un reve en noir et blanc. Morgane et moi admirons le travail fini de ces précieux lingots noirs dans la vitrine de la boutique.

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Epilogue

Notre voyage au pays du noir s’est terminé cette matinée là, et nous devions rejoindre le chemin du washi blanc dans l’apres-midi. Ce que j’en ai ressenti, à en voir couverts les mains, les pieds, les murs, c’est que ce noir de sumi n’est ni sale, ni austère. Il est profond, mystérieux; invitant. On a envie d’y plonger. Surtout un pinceau, en fait, et d’en éclabousser une feuille blanche, voir l’encre s'étaler, se mouvoir entre les fibres du papier. Il est apaisant, il n’y a qu’une couleur à interpréter. Et encore, c’est faux car Morgane m’a appris que le sumi a des nuances noires, rouges ou bleues. C'était magnifique d’accompagner Morgane dans ces échanges, d’apprendre cet artisanat dont je ne connais rien et qui est pourtant si complémentaire, voire partenaire, du papier japonais washi. 

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3 commentaires


  • je ne connaissais pas du tout… quel travail…impressionnant. Merci. J’aimerais bien voir une utilisation depuis le bâton

    béat le

  • Merci de ce partage ! Ça fait rêver ! On comprend mieux pourquoi les bâtonnets d’encre sont si chers. Je notre les adresses pour notre prochaine visite à Nara.

    Alex le

  • Quel magnifique reportage, très inspirant par toutes les passerelles de non-dualité évoquées dans ces harmonieux échanges de noir et blanc !!

    Benedicte RIOU le

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